En finir avec la constitution de Pinochet est une exigence qui vient de loin. Adoptée en 1980 sous la dictature dans un scrutin sans listes électorales, la constitution toujours en vigueur inclue en tant que tel le modèle ultralibéral promu par l’école de Chicago avec son mentor Milton Friedman alors conseiller de la dictature. Elle promeut un état réduit au strict minimum et en corollaire la prévalence du secteur privé et la privatisation des ressources naturelles.
La Concertación, alliance politique entre la Démocratie Chrétienne et le PS chilien, qui a assumé plusieurs gouvernements à partir de 1991, a introduit quelques modifications qui n’ont pu être qu’à la marge comme la fin des sénateurs à vie et une modification du système électoral introduisant un peu plus de pluralité politique.
Le 7 octobre 2019 une augmentation du prix du métro à Santiago provoque une mobilisation des lycéens et étudiants qui s’étend à de nombreux secteurs avec d’énormes manifestations sous le slogan : no son 30 pesos, son 30 años (ce ne sont pas 30 pesos, ce sont 30 ans). La répression est violente provoquant 26 morts et plus de 2000 blessés dont 285 aux yeux plusieurs ayant perdu la vue. Le 15 novembre 2019, un accord est signé pour une nouvelle constitution entre Piñera, alors président de la République, et les partis d’opposition, ce qui sera considéré comme une trahison par certains, convaincus qu’il était possible de faire tomber Piñera. Les manifestants continuent d’exiger sa démission mais la pandémie de Covid interrompt les mobilisations.
La mise en œuvre du processus constituant va se dérouler dans son immense majorité sous le gouvernement de Piñera qui fera campagne contre le changement de constitution.
Le 25 octobre 2020, un premier vote décide du mode d’écriture de la nouvelle constitution : 78,2 % des électeurs se prononcent pour une Convention constituante élue à cet effet et non par un mixte convention-parlement. Mais la participation ne dépasse pas 50,9%.
Les 15 et 16 mai 2021 ont lieu les élections des constituant.e.s à parité : 77 femmes et 78 hommes. 17 sièges sont réservés aux peuples originaires. La composition sociale n’a pas grand-chose à voir avec celle du pays : 59 avocats, 19 professeurs, 12 ingénieurs et 6 journalistes mais aucun syndicaliste d’entreprise. L’abstention atteint 61,4 % et jusqu’à 65 à 70 % dans les quartiers populaires. Une partie des mouvements sociaux avaient appelé au boycott dénonçant le cirque électoral.
La majorité de droite du Congrès avait imposé la nécessité d’approuver les propositions par un vote des 2/3, convaincue d’obtenir au moins 1/3 des sièges ce qui lui aurait donné de fait un droit de veto. Les résultats la surprendront totalement. La composition s’établit ainsi : Droite (En avant pour le Chili) 37 sièges soit 24 %, Gauche (Apruebo Dignidad dont PC et Convergencia social parti de Boric ) 28 soit 18 %, Lista del pueblo (liste constituée par des candidat.e.s de mouvements sociaux) 26 soit 16,77%, Lista del Apruebo (ancienne Concertacion PS + Démocratie chrétienne etc.) 25 (dont seulement 2 DC) soit 16,13 %. Autres indépendants (surtout centre ou même droite) 22 soit 14,20 %. Donc 48 constituants soit quasiment 31 % n’appartiennent à aucun parti, ce qui est une grande surprise mais aussi l’expression du rejet des partis politiques. Cela correspond aussi à la représentation de combats spécifiques.
La première présidente Elisa Loncon, est une représentante Mapuche
Il en ressort une constitution rompant avec le modèle néolibéral. Ainsi l’article 1 annonce clairement que « le Chili est un état social et démocratique. Il est plurinational, interculturel, régional et écologique. Il se constitue comme une république solidaire. Sa démocratie est inclusive et paritaire. Elle reconnaît comme valeurs intrinsèques et inaliénables la dignité, la liberté, l’égalité concrète des êtres humains et leur relation indissoluble avec la nature ». En bref une constitution sociale, démocratique, féministe, écologique et qui reprend beaucoup des combats des mouvements sociaux des dernières années : lutte pour les droits des femmes dont l’IVG, pour les droits des personnes LGTQI+, pour l’accès à l’eau, pour une éducation publique gratuite et laïque, pour l’accès de tous à la santé etc.
Le texte proposé au vote comporte onze chapitres avec 388 articles plus les articles de transition et près de 60 000 mots. Selon une enquête seul 28 % de la population l’a lu en entier, 49 % a lu quelques articles, 23 % ne l’a pas lu. Il laisse en outre des flous importants qui ont bien évidemment été utilisés au maximum par la droite dans une énorme campagne de fake news alors que les médias appartiennent tous à l’oligarchie. C’est ainsi qu’une enquête réalisée 4 jours après le plébiscite dans 12 communes populaires de la métropole de Santiago démontre que 4 fake news ont eu énormément d’impact :
– la constitution remettrait en cause le droit à la propriété du logement et à sa transmission héréditaire, ce qui est totalement faux
– il ne serait plus possible de choisir son établissement scolaire alors qu’il est bien prévu le maintien d’établissements privés mais uniquement à but non lucratif (art 36), cela alors que l’éducation publique est médiocre vu le peu de moyens qui lui sont affectés et que plus de la moitié des collèges sont privés.
– l’imposition d’un système de santé public provoquerait l’explosion des listes d’attente dans les hôpitaux alors que l’article 44 prévoit l’inclusion des cliniques privées dans le système de santé public
– L’état allait s’approprier les fonds de pension des chiliens. Actuellement le système de retraite repose sur des fonds de pension où chacun cotise individuellement. Conséquence les pensions sont très faibles et dépendent des fluctuations de la bourse. Pendant la pandémie, le parlement a autorisé plusieurs retraits de 10 % des fonds pour ceux qui le voulaient. Les familles pauvres en ont donc profité pour les retirer afin de garantir leur survie immédiate sans préjudice de la baisse de pension de retraite dans le futur. Il est d’ailleurs significatif que le rapport de forces entre Apruebo et Rechazo ait basculé en faveur du Rechazo lors du débat sur un cinquième retrait possible des fonds de pension.
A cela il faut ajouter la définition de la plurinationalité et les droits spécifiques attribués aux peuples originaires (Mapuche notamment) qui ont été dénoncés comme une remise en cause de l’égalité des droits et une division du pays même si l’article 3 indique que le Chili forme un territoire unique et indivisible ainsi que l’inscription du droit à l’avortement combattu par l’église catholique et les évangélistes très présents au Chili.
Les porte-à-porte massifs réalisés tout au long du pays par le Comando del Apruebo n’ont pas suffit à contrer les fake news de la droite ni à expliquer suffisamment un texte aussi long et aussi dense, alors que la campagne n’a duré qu’un mois, pas de quoi avoir le temps de donner beaucoup d’explications et ce alors que la droite avait commencé sa campagne de rejet dès l’installation de la Convention constituante. De plus certains faux pas allant jusqu’à la démission d’un membre de la Convention ont braqué une partie de l’électorat.
Dans un contexte économique et social dégradé par les conséquences du Covid avec un taux de chômage en hausse, une aggravation de la précarité et une inflation à 12 %, la question sociale ne sera traitée que dans les derniers temps de la Convention. Qui plus est faute de temps, 12 mois au total, la participation citoyenne sera peu sollicitée. Enfin l’explosion de l’insécurité, notamment dans le Nord avec l’installation de mafias de la drogue, et l’existence d’une importante immigration notamment en provenance du Vénézuela ce qui est totalement nouveau pour le Chili, a aussi pesé dans le vote.
Le plébiscite du 4 septembre se déroule avec une grande nouveauté au niveau électoral : tous les habitant.e.s en âge de voter (18 ans) sont automatiquement inscrits sur les listes électorales et le vote est obligatoire.
Bien que l’abstention soit punie d’une amende, elle a atteint les 14,19 %. Sur un total d’un peu plus de 15 millions d’électeurs inscrits 13 millions ont pris part au vote, 4,8 millions se sont prononcés pour Apruebo soit 38,14 % et près de 7,9 millions soit 61,86 % pour le rejet Rechazo.
A comparer avec le résultat du vote du 25 octobre 2020 pour le choix du processus constituant où près de 80 % des électeurs s’était prononcé pour une Convention constituante élue mais avec une abstention élevée (50%) ou avec celui des présidentielles de 2021 où Gabriel Boric élu au second tour avait obtenu 4 620 890 voix contre 3 650 088 à Kast et ce avec une abstention de 52,67 %.
L’inscription automatique et le vote obligatoire ont donc amené autour de 5 millions d’électeurs en plus à voter le 4 septembre et l’immense majorité a choisi de rejeter ce projet de nouvelle constitution. Ces nouveaux électeurs proviennent des classes populaires et notamment de la jeunesse populaire qui ne votaient pas jusqu’ici notamment par rejet des partis politiques (une enquête de juillet 2022 montrait un rejet des partis de 96 %).
Ce n’est pas une approbation de la constitution de Pinochet, ni une victoire de la droite, mais un rejet massif du système qui jusqu’ici s’exprimait par l’abstention et qui avec le vote obligatoire s’est traduit en vote de rejet quelque fut les avancées que pouvaient contenir cette nouvelle constitution pour les classes populaires. Un exemple de cette contradiction est le vote de rejet dans la commune de Petorca où une lutte dure s’est menée contre l’appropriation de l’eau par les propriétaires des plantations d’avocats au détriment de la population. La nouvelle constitution garantissait l’accès à l’eau mais les électeurs n’y ont pas reconnu leur intérêt.
C’est aussi un vote contre le gouvernement de Gabriel Boric qui en 6 mois a réussi à changer peu de choses, d’abord par impréparation et manque d’expérience de sa jeune équipe gouvernementale, mais aussi faute de majorité au parlement. En effet son élection est due en grande partie au fait qu’il faisait face à un candidat Pinochetiste ce qui a mobilisé massivement la jeunesse pour le deuxième tour. Contre un candidat de la droite plus modérée, il est vraisemblable qu’il n’aurait pas gagné. A la veille du plébiscite la côte de popularité de Boric s’établissait à 38 % ce qui est finalement le score obtenu par el Apruebo.
Et maintenant ?
Gabriel Boric a procédé à un remaniement de son gouvernement en y faisant entrer des représentants de l’ancienne Concertacion à des postes clés comme le ministère de l’intérieur par exemple. Une réunion de l’ensemble des partis politiques s’est tenue pour commencer à réfléchir à la suite du processus. En effet le mandat pour une nouvelle constitution reste valide. Seule l’extrême-droite de Kast a fait campagne pour le maintien de la constitution de Pinochet. Le reste de la droite et du centre droit a fait campagne pour le rejet afin d’écrire une meilleure constitution disait-ils, en fait un texte moins radical. Dorénavant c’est le Congrès qui va décider de la suite. Appellera-t-il à l’élection d’une nouvelle constituante ? Si oui sera-t-elle réservée aux partis politiques ? Mais une constituante excluant les mouvements sociaux et les citoyens a-t-elle plus de chances d’arriver à un texte qui puisse être approuvé par les électeurs ? Beaucoup d’incertitudes pour le futur et de questions sur le modèle constituant à adopter pour écrire une nouvelle constitution.